Plus personne n’osait sortir et risquer une rencontre avec l’éphémère de chair. La solitude devint la norme et les cas de folie se multiplièrent.
Pour préserver l’équilibre social, des solutions technotropes furent trouvées. Chacun pourrait, sans sortir de chez lui, se connecter à d’autres solitudes nettoyées de tous miasmes, poils,
odeurs, sueurs et autres manifestations organiques. Le mot, exempt de son encre – fluide susceptible de débordements et sinuosités inconvenantes - serait placé sous la haute surveillance des
polices du caractère afin qu’il reste strictement mesuré. L’écran hygiaverbique ferait le reste.
Mais une erreur d’appréciation avait été commise : celle de prendre le mot à la lettre et non à l’esprit. Celle de ne plus croire à l’esprit. Or l’esprit du mot n’est que désir. Contrarié, il
se fit plus patient, plus habile.
Mais il souffrit. Jamais il n’avait parcouru de chemin aussi froid sous une lumière si grise, il fallut qu’il s’adapte à la lune glacée des ordinateurs. Bien sûr le rêve qui fait partie du
mot prit sur l’écran d’étranges proportions, et au malheur d’être seul en succéda un bien plus grand : l’illusion de ne plus l’être. Les désirs frileusement échangés ne se croisaient jamais.
On se manquait toujours en croyant se trouver. Mais le manque de l’autre, quoique masqué, était bien là, diffus et augmenté par l’avant-goût de quelque chose que les mots, même sous
plastique, transportent toujours. Chacun sentait ouverte en lui une brèche, un vide qu’il ne savait nommer.
Or, c’est dans l’interstice de ce manque que se produisit le miracle. Les mots peu à peu y reprirent des forces. Dans leur ventre une flamme renaissait qui se fit soif, espoir, larmes. Des
yeux usés des internautes finirent par tomber des graines de poésie et des graines naquirent des fleurs étoilées. Enivrés par leurs émanations, certains les sniffèrent à l’excès, au point de
tomber dans la faille et de s’y perdre. Mais d’autres, simplement éveillés par ce parfum qui leur en rappelait d’autres perdus dans leur mémoire, se mirent à rêver d’autre chose. A rêver d’un
passage menant vers l’oublié.
Ils cherchèrent le gué menant à l’autre rive. C’était le gué du silence qui traversait l’écran.
Ceux qui eurent le courage de le passer, sans un mot, sans un clic et sans se retourner, émigrèrent vers la rive du vivant. Ils s’y trouvèrent d’abord perdus, car dans ce pays, on parlait une
langue qu’ils ne connaissaient plus. Il leur fallut réapprendre le langage du corps. Il leur fallut réapprendre leurs yeux, réapprendre leurs pieds, leurs mains, leur bouche. Et ne pas
l’apprendre seul mais avec d’autres mouvants, éphémères, imparfaits.
Ils se firent conteurs, danseurs, ou simplement vivants.
Myriam Rubis
Comme tous les murs, j’ai des oreilles. Et de la mémoire. La mienne s’est écaillée longtemps sur le sol rouge.
Longtemps, j’ai mur-muré mon histoire aux geckos, au lierre, aux lys sauvages. Cinq ans, où je n’entendais qu’eux, où eux seuls m’entendaient. Plus précisément depuis que mon père bâtisseur avait été réduit en cendres et saupoudré au pied des arbres. Tout le monde avait pensé que je le suivrais bientôt, j’étais si curieusement bâti, mi-terre, mi-pierraille, et puis sans fondations, adossé du bout des poutres à une roche. « C’est pas un mur, c’est de la bouillie ! » disait Eb, le copain de vieux père. Et le fait est que si je tenais, c’était en bonne partie par la salive des araignées et les crottes d’insectes, le vent qui me poussait du bon côté et surtout, surtout, par le rêve. C’est comme ça que le vieux m’avait construit, avec ses rêves bien plus qu’avec ses mains. Il m’avait rêvé coquille d’escargot, d’où ma rondeur. Il m’avait rêvé caverne, d’où mes bosses et mes creux noircis par les bougies. Un ventre, une caisse de résonnance, voilà ce que j’étais. Trente ans j’ai accueilli ses fugues, celles de Bach à la guitare comme ses échappées, car il a mis longtemps à comprendre que son meilleur ailleurs, c’était moi ; j’ai accueilli ses chansons, ses soupirs, ses nuits. Toutes ses nuits, jusqu’aux dernières.
Après, après la dernière nuit, il n’y a plus eu que le silence. Un silence fait de vent, de craquements d’arbres, de claquements. Un silence de lettres au fond du tiroir. Les souvenirs colmataient mes brèches avec le salpêtre ; les ronces, le lierre, les bambous me barricadaient. Par mes fenêtres en vitres de voiture, je ne voyais plus que du vert. Je me sentais devenir arbre.
C’est à cette époque-là qu’on a commencé à nous appeler, moi et mon toit d’herbe : « Le Bel au Bois Dormant ». Manquait plus que la princesse, mais elle ne semblait pas pressée de venir poser sur ma barbe d’épines le baiser salvateur.
J’aurais pu renoncer, me laisser couler dans la terre rouge et dans les troncs, mais le rêve du vieux s’obstinait à me maintenir debout. Son rêve de relève.
Elle a mis cinq ans à se décider. Cinq ans à s’aventurer au pays des sources oubliées. La première nuit, elle a dormi à l’hôtel du village. Les jours suivants, elle m’a tourné autour, à bonne distance du dragon vert qui crachait ses ronces jusque sur le sentier. Et puis elle a osé. Le râteau, le sécateur, les mille-pattes sous les feuilles, c’était pas vraiment son truc de citadine, mais elle s’y est mise. Et à tout prendre, l’extérieur restait moins inquiétant que le vide dans mon ventre. Même quand j’ai été rasé de frais, elle a continué à m’éviter, me préférant les murs de béton de la maison carrée, juste à côté. Quand enfin elle s’est décidée à pousser la porte qui frottait le sol, je n’ai pas pu éviter de lui envoyer au nez ma poussière de vieux rêves. Elle a éternué quelques jurons en guise de bonjour.
Du temps. Il lui a fallu du temps. Et des chiffons, des racloirs, des pinceaux pour me rafraîchir. Du temps pour poser d’abord ses mains, puis ses oreilles sur moi. Pour qu’elle m’écoute. Je lui ai raconté ce qu’elle ne savait pas, sur moi et sur le vieux, sur la montagne à tête d’éléphant, noire le jour, rouge le soir, sur la source, sur Bach. Et sur ces lettres au fond du tiroir. Elle a fini par oser dormir sous mon abri, dans ma mémoire dépoussiérée. Et peu à peu, poser les notes de sa propre fugue sur ma vieille partition.
C’est vrai qu’elle m’a sauvé, mais moi aussi, je l’ai sauvée de la rancune et de la peur. De la ville et de ses bruits. Et si nous ne vivons pas ensemble, nous avons appris à nous attendre. A nous entendre, même de loin.
Aujourd’hui, c’est par ses rêves que je tiens.
Myriam Rubis
Je dors.
Je dors et mon sommeil est rond.
Mon sommeil est un œuf tapissé en dedans d’une peau bleu printemps.
J’attends.
Repliée en fœtus, je grossis lentement.
Sous un ventre immense, je me nourris de rêve et je remplis mon œuf. Au chaud.
C’est un virus qui me couve. Un virus d’espoir, de lendemain qui chantera autrement, et du fond de ma coquille, je sais ce virus contagieux. Je sais tous ces œufs, partout, couvés par le même ventre d’espoir.
J’attends et je grossis, et sens autour de moi, de plus en plus serrée, cette peau bleu printemps.
Le temps est proche, très proche, où nous briserons nos coquilles de verre, nos coquilles de rêve. Nos becs déjà s’aiguisent, prêts à briser nos habitudes, prêts pour le chant futur. De notre immobilité naissent des promesses d’ailes, et de nos vies antérieures, une certitude : rien n’adviendra, ni chant, ni vol, sans une arme nouvelle :
La délicatesse.
Car le monde dans lequel nous renaîtrons sera fragile, bien plus que nos coquilles, et son rêve plus friable que le nôtre.
Il nous faudra apprendre. A marcher, à voler, du bout des pattes, du bout des ailes. Apprendre à épurer nos gestes et ce qui sort de notre bec, apprendre à désapprendre le bruit et les secousses.
Dans notre peau nouvelle, notre peau bleu printemps, lentement, délicatement, nous marcherons sur le vieux monde. Comme sur un œuf.
Myriam Rubis
Entre " écouter " et " entendre ", il y a un horizon de différence. Dans le premier cas, on visse sur sa tête des oreilles fabriquées, un tamis social. Dans le second, on accepte d'avoir des
trous dans le crâne, par où des choses tout à fait inattendues peuvent tomber, comme des cailloux lancés dans une eau lisse.
Se dévisser les oreilles. On devrait faire ça plus souvent pour mieux vibrer.
En ces temps troublés, on a par moments de belles révélations, on pense à ceux qu’on négligeait, on découvre étonnés qu’Untel, si on le pique, saigne aussi rouge que nous. Moi tout à coup c’est vers les palucheurs de rue que mes pensées se tournent. Vous imaginez ??? Le tripoteur de l’ombre, errant dans les rues vides, vides comme ses mains, triste, perdu, quand soudain, ô Graal ! Une fesse égarée de joggeuse à moins d’un km de chez elle - légale donc- lui redonne l’espoir, il frémit, mais voilà, de deux choses lune, soit c’est un vieil harceleur à un doigt arthritique de la retraite, qui ne peut plus courir ni même bien distinguer la courbe convoitée, soit il est jeune, mais alors imaginez : il sort son gel hydroalcoolique (je vous parle d’un palucheur conscient, évidemment), enfile un gant chirurgical, pendant ce temps, la fesse le distancie, il tente malgré tout quelques foulées, et si jamais il la rattrape, il réalise alors que son bras fait moins d’un mètre de distanciation sociale, il hésite, elle s’envole, et le voilà tout seul, des larmes dans les yeux, la joggeuse se retourne et peut-être, soupire... Voilà, une détresse sociale de plus, mais ça, les médias n’en parlent pas.
Myriam
On connaît l'histoire de Nasreddine qui cherchait ses clefs sous un réverbère, même s'il savait que ses clefs étaient ailleurs, parce qu'il se sentait mieux dans le rond de lumière tout chaud, parce qu'il avait peur du noir. Il manque la suite de l'histoire. La voilà : Nasreddine a fini par s'ennuyer à tourner en rond et user inutilement ses babouches. Alors il a respiré un grand coup, et... Il a plongé dans le noir, le vide, le froid. Il a accepté de passer par là parce qu'il savait que c'était sa seule chance de trouver la clef de sa maison intérieure. Sûr, il ne l'a pas trouvée tout de suite. Sûr, il s'est arrêté sous un autre réverbère pour se reposer un peu dans un nouveau rond de lumière avant de replonger dans le noir. Mais tout aussi sûr, le jour a fini par se lever et noyer dans une seule et vraie lumière la nuit et les lumières artificielles.
J'aime le fado (de fatum, destin auquel tu peux pas échapper, c'est comme ça, c'est Dieu qui l'a voulu). Parce que les chanteuses y vont à fond. Si elles ont mal (et elles ont mal tout le temps), elles saignent du coeur, des yeux, du nez. Si elles ont la saudade, c'est pas juste un petit bout, non, c'est toute celle qui est en stock dans l'univers ; si leur coeur galope, il va tellement vite qu'elles peuvent pas le rattraper, alors elles restent derrière et comme elles savent pas quoi faire, elles chantent. Et pudiques avec ça. Elles crient que c'est leur secret à elles et que même aux murs elles n'avoueront pas leur dévastation, que personne, jamais, ne saura que c'est Joao qu'elles aiment. Et si Joao dit : " si si, je t'assure, j'ai compris, chuis opé. " elles souffrent encore plus dans d'éblouissantes métaphores avec les yeux fermés et les pieds nus. Moi j'aime ça. C'est pas des pets de mite honteux, leurs émotions. C'est une bannière déchirée qui flotte sur un navire portugais. C'est Fernando Pessoa qui dit : " Vivre, c'est pas nécessaire. Naviguer, oui. " J'ai jamais vraiment compris ce que ça voulait dire, mais avouez que ça a de la gueule. Allez, bonne nuit.